La France et la question du Sahara

Aug 31, 2022 · 12 mins read
La France et la question du Sahara


par Abdelhamid El Ouali



Abdelhamid El Ouali Professeur émérite (Droit international) Université de Casablanca, Maroc

Tribune

La France et la question du Sahara. Comment un grand pays s’emploie à perdre sa profondeur stratégique en Afrique

La France assume une responsabilité historique dans la désintégration du territoire marocain, rappelle Abdelhamid El Ouali; c’est le cas également dans le conflit dit du Sahara. La France est une grande puissance qui perd de son influence en Afrique et cela va s’accentuer si elle s’entête à continuer son cavalier seul.

Je voudrais, au préalable, dire à mes éventuels lecteurs, que je ne suis animé par aucun sentiment d’hostilité à l’égard de la France. Au contraire, cet article est un cri du cœur. Si Kateb Yacine aimait dire que la langue française représentait pour lui un butin de guerre, pour moi, la France est une seconde patrie, car elle m’a permis d’ouvrir les yeux sur les Lumières, cette fantastique conquête intellectuelle qui met la Liberté au centre de tout et pousse au rapprochement des hommes libres, quelles que soient leurs couleurs, leurs idéologies et leurs croyances religieuses.

On le sait, l’un des slogans qui est brandi de plus en plus fréquemment ces dernières années lors de nombreuses manifestations en Afrique est celui de « France, dégage ! »[1]. Corrélativement, un nombre grandissant de pays africains en viennent à prendre leurs distances avec la France, accusée de mener une politique néocoloniale, qui ignore délibérément les intérêts légitimes de leurs peuples. Il est à craindre que d’autres pays leur emboitent le pas. Parmi ces pays, il y a en particulier le Maroc, ce qui pourrait achever de porter un coup sévère à la présence française en Afrique et aggraver son déclin.

Il est un fait que la France a continué, après les indépendances, de se comporter en Afrique comme si elle était en terre conquise. La terrible «Françafrique », qui lui permettait de faire et défaire les gouvernements africains, en est la parfaite illustration. Certes, la France aime proclamer qu’elle a mis fin à cette politique, mais celle-ci n’en continue pas moins d’exister par d’autres moyens. Cependant, nombre de pays africains ne sont plus dupes. Ils veulent que leur souveraineté soit respectée et que la France revoie sa politique de coopération pour la fonder sur le principe « gagnant-gagnant » ainsi que le leur promet la Chine. Ils ne veulent plus aussi de la protection armée de la France qu’ils accusent d’être inefficace, si ce n’est douteuse en son principe et ses réelles motivations.

La politique de la France en Afrique apparait ainsi comme étant une politique surannée, qui appartient à un autre âge, alors que les nouvelles puissances, qui sont en train d’émerger à l’échelle mondiale et régionale, ont compris qu’elles ne pouvaient étendre leur influence au continent africain qu’en changeant de méthodes. Certes, celles-ci cachent mal parfois un esprit prédateur, notamment des richesses naturelles du continent. C’est là l’un des grands défis auxquels sont confrontés les Africains, qui ont réalisé que le temps est venu de ne plus se laisser marcher sur les pieds. D’où la confiance de plus en plus grande qu’ils font à des acteurs autochtones, comme le Maroc.

Contrairement à l’Algérie, le Maroc a, depuis son indépendance en 1956, tourné son regard vers l’avenir pour concevoir une politique de franche amitié et de coopération tous azimuts avec la France, ce qui a eu pour effet de faire de cette dernière son premier partenaire économique. Le peuple marocain a aussi conçu pour la France une amitié sincère en consentant notamment à ne pas envenimer ses relations avec celle-ci avec des questions de mémoire. Pourtant, il y avait d’importantes raisons pour que le peuple marocain agisse autrement.

Faut-il le rappeler, c’est la France qui s’est employée, depuis la guerre d’Isly en 1844, à détruire systématiquement l’intégrité territoriale du Maroc en détachant de ce dernier l’équivalent de pratiquement le double de son territoire actuel pour l’annexer à l’Algérie, qu’elle va créer de toutes pièces à partir du Beylicat turc, qui était circonscrit à une petite bande côtière de la Méditerranée[2]. Elle y est parvenue en faisant usage de moyens parmi les plus répréhensibles qui soient sur le plan humain et légal. Ces moyens mettront à feu et à sang plusieurs régions marocaines, dont en particulier le Gourara, le Touat et le Tidikelt. En effet, la conquête de ces territoires est acquise, entre 1900 et 1903, au prix d’un véritable génocide dont un des témoins français reconnaîtra que : « je ne crois pas qu’il y eut de massacre comparable à ceux de 1901. Les chacals et les vautours seuls chargés de la voirie ont été débordés par l’immensité de la besogne. Toutes les populations ont été décimées et leurs chefs supprimés »[3]. Mais la France ne s’arrêtera pas là car elle continuera à annexer à sa création, l’Algérie, d’autres territoires marocains après avoir imposé son protectorat au Maroc en 1912, et cela en faisant usage de procédés aussi cruels que ceux consistant à affamer les populations locales par la coupure des circuits de communication ou tout simplement à les exterminer dans des opérations qui ont pu être qualifiées de véritables génocides.

La France et l’Algérie viennent de décider de créer une commission mixte d’historiens afin, selon les propos du Président E. Macron, de « regarder l’ensemble de cette période historique (qui va) du début de la colonisation (c’est-à-dire à partir de 1830) à la guerre de libération, sans tabou, avec une volonté (…) d’accès complet à nos archives ». Or, il sera impossible d’effectuer un travail honnête et rigoureux de mémoire si l’on tourne le dos à la criante vérité : la plupart des victimes de la colonisation française sont des Marocains que l’on a spoliés d’une grande partie de leurs territoires pour créer l’Algérie par des procédés peu recommandables[4]. Certes, un peuple algérien s’est créé, par la suite, en engageant une guerre héroïque contre la colonisation française à partir de 1954. Mais cela n’empêche pas que la carte de l’Algérie est un palimpseste fraichement constitué et qu’il suffit de gratter un peu pour qu’apparaisse la carte du Maroc dont la partie orientale va du Sud de Saidia (140 kms de la Méditerranée) jusqu’aux environs de Ain Salah[5], et que surgissent aussi les cartes de la Tunisie et de pays riverains du Sahel.

Faut-il rappeler aussi que c’est la France qui a permis la colonisation du Sahara occidental marocain par l’Espagne et qui est venue à plusieurs reprises au secours de cette dernière lorsqu’elle a été boutée hors de ce territoire par la résistance marocaine[6].

La longue expérience de la vie entre les nations a appris au Maroc, pays plus que millénaire, à privilégier le compromis, lorsque celui-ci ne porte pas atteinte à ses intérêts légitimes. Or, la position du Gouvernement français dans l’affaire du Sahara, faite de tergiversations, de faux fuyants et d’ambiguïtés[7], est en train de porter atteinte à ces intérêts. Elle contribue aussi à prolonger le conflit du Sahara, ce qui fait le jeu de l’Algérie.

La France assume, ainsi que nous venons de le voir, une lourde responsabilité dans la colonisation du Sahara par l’Espagne. En s’obstinant à adopter une attitude inamicale à l’égard du Maroc, elle prend le risque de perdre un ami fidèle à un moment où ses alliés traditionnels, notamment en Afrique, sont en train, les uns après les autres, de quitter le giron français. A un moment aussi où l’on assiste à une profonde redistribution des cartes en Afrique du fait de l’influence croissante de la Chine, qui promet le développement, et de la Russie, qui proclame sa disponibilité à garantir la sécurité.

Le Maroc est l’une des pièces maitresses de la redistribution des cartes qui est en cours en Afrique. Il bénéficie aussi du soutien primordial des Etats-Unis ainsi que du respect de la Chine et de la Russie. Le Maroc a réussi ainsi à retrouver sa place d’acteur important en Afrique, en dépit de la politique coloniale de la France, qui a cherché depuis le milieu du 19e siècle à le couper de cette même Afrique. Deux facteurs majeurs ont joué dans ce sens : la profonde influence culturelle et religieuse marocaine, qui couvre tout le monde francophone français et s’étend jusqu’aux franges du monde anglophone africain, et le dynamisme retrouvé de sa politique économique, qui est fondée sur le principe de la préservation des intérêts réciproques, des siens comme ceux de ses partenaires.

Il est étonnant qu’une aussi grande puissance comme la France s’entête à faire cavalier seul en Afrique, alors qu’elle est en train d’en être exclue, et qu’une redistribution des cartes se fait sans elle, forcément à ses dépens. Optant pour une politique qui prend le contre-pied de la real politique et misant sur un mauvais cheval de bataille, l’Algérie, à qui, selon les aveux des spécialistes algériens eux-mêmes, « le monde tourne le dos et n’a jamais été aussi isolée sur la scène internationale »[8], en raison de la crise multidimensionnelle dans laquelle elle a été plongée par l’oligarchie militaire, aggravée par la diminution de ses ressource gazières, la France donne l’impression d’être un pays déboussolé, dont le Gouvernement est incapable de discerner où se trouvent ses intérêts majeurs.

On le sait, l’un des points forts de la France a été, après 1945, sa politique étrangère. Conçue par de Gaule, celle-ci était fondée sur une vision à long terme, qui veillait à préserver la place de la France dans le monde en tenant compte des réalités et des équilibres de puissance de manière à concilier ses intérêts avec ceux des autres nations. Cette politique a permis à la France de retrouver la place qui lui sied parmi les grandes nations de ce monde et de contribuer à la préservation de la paix et de la sécurité internationales. Mais la France d’aujourd’hui est en train de devenir une puissance quelconque et insignifiante, dont l’impact sur les relations internationales tend à être négligeable. C’est le constat que l’on peut faire en Europe et, surtout, en Afrique où son discours ne passe plus car il est perçu de plus en plus comme relevant du domaine de l’annonce et non de l’action mesurée, réfléchie et efficace.

Des puissances occidentales viennent d’apporter leur appui au Maroc, soit en reconnaissant la marocanité du Sahara (les Etats-Unis), soit en reconnaissant la pertinence de l’idée d’autonomie (l’Allemagne et l’Espagne). Il est regrettable qu’un grand pays, comme la France, qui se targue de respecter la légalité internationale, continue à se comporter d’une façon équivoque vis-à-vis de la question du Sahara.

Il faut espérer que le Gouvernement français finisse par entendre la voix de la raison. Il y va de son intérêt. D’abord, parce que la France assume une responsabilité historique dans la désintégration du territoire marocain et la création du conflit du Sahara, qui a aussi eu pour effet d’empêcher la construction du Maghreb. Ensuite, parce qu’elle risque de perdre l’amitié sincère d’un pays, de son peuple et de ses élites. Enfin, parce que l’entêtement actuel de son Gouvernement peut lui faire perdre son glacis et prolongement stratégique africains. Cela serait très dommageable pour la France ainsi que pour des pays, comme le Maroc, qui y sont très attachés, malgré les aléas de l’histoire.

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[1] F.Pigeaud « Présence française en Afrique, le ras le bol », Le Monde diplomatique, Mars 2020

[2] Cf. D. Rivet « Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation », Hachettes, Pluriel, 2002, p 101 et suiv.

[3] E F Gauthier « La conquête du Sahara. Essai de psychologie politique », Paris, Librairie A. Colin, 1935, p 46

[4] Cf. M. Maazouzi « La marocanité du Sahara central. Tidikelt, Touat, Gourara et Saoura », Casablanca, Editions Mithaq-Almaghrib, 1978

[5] Cf .E.Trout « Morocco’s Saharan Frontiers », Genève, Droz, 1969

[6] Cf. A.El Ouali « Le conflit du Sahara au regard du Droit International. Tome 1, Souveraineté et droit d’exploitation des ressources naturelles », Bruxelles, E. Bruylant , 2015, p 59 et suiv.

[7] Cf. A. Boucetta « Pour la France, la question du Sahara est une question de politique intérieure et européenne », https://www.lodj.ma/Pour-la-France-le-Sahara-est-une-question-de-politique-interieure-et-europeenne_a38056.html

[8] Titre d’un article de Algérie Part du 11/12/2020F.

Article paru dans Médias24 - Journal économique marocain en ligne (avec l’aimable contribution de l’auteur)



Abdelhamid El Ouali
Abdelhamid-El-Ouali

Professeur émérite de Droit international à l’Université de Casablanca et à l’Université de Mohammedia, expert auprès du HCR, membre de la Commission Consultative de la régionalisation, Rabat, il est l’auteur de nombreux ouvrages dont Le conflit du Sahara au regard du droit international aux éd. Bruylant, 2015, et de Autonomie du Sahara, prélude au Maghreb des régions, Territorial integrity in a globalizing world et La face cachée du conflit du Sahara, etc.


Photo : In Salah centre-ville, capitale du Tidikelt, gouvernorat marocain (Bacha), jusqu’en 1962, dirigé par le Bacha Bajouda (dcd en 1984)




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